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En vingt ans les Armes d’Orion n’avaient pas changé.

Pour Sutton, lorsqu’il sortit du téléporteur, l’hôtel avait la même apparence que le jour où il l’avait quitté. Un peu plus minable et un peu plus rococo… mais c’était presque un foyer, le murmure assourdi d’une activité discrète, un décor banal, l’atmosphère paisible, doigt sur les lèvres, pointe des pieds, toute cette respectabilité appliquée dont il s’était souvenu et dont il avait rêvé durant les longues années loin de la Terre.

Sur le mur, la fresque était toujours la même. Un peu ternie d’avoir fonctionné si longtemps, mais celle-là même que Sutton n’avait pas oubliée. Le même Pan aux pattes de bouc pourchassait toujours des nymphes terrorisées à travers les mêmes monts et les mêmes vallées. Et le même lapin surgissait de derrière un buisson et contemplait la scène avec toute son indifférence habituelle en mâchant son éternelle touffe de trèfle.

L’ameublement autoréglable, acheté en un temps où la direction avait envisagé d’ouvrir l’hôtel à la clientèle extraterrestre, était déjà démodé vingt ans auparavant. Mais il était toujours là. Il avait été repeint, dans des tons pastel, ses dispositifs d’autoréglage toujours limités aux formes humaines.

Le sol élastique avait perdu un peu de sa souplesse et le cactus cétien devait être finalement mort car un pot de géraniums franchement terriens occupait maintenant sa place.

Le réceptionniste coupa le vidéophone et se retourna vers le hall.

— Bonjour, monsieur Sutton, dit-il de sa voix polie d’androïde. (Puis il ajouta, presque comme en y pensant après coup :) Nous nous demandions quand nous vous reverrions.

— Vingt ans, dit Sutton avec une pointe d’ironie, vous avez vraiment eu le temps de vous le demander…

— Nous vous avons gardé votre ancien appartement, dit le réceptionniste. Nous savions que vous le voudriez. Mary l’a toujours entretenu, prêt à vous recevoir, depuis votre départ.

— C’était très gentil de votre part, Ferdinand.

— Vous n’avez vraiment pas changé. Votre barbe, c’est tout. Je vous ai reconnu dès que je me suis retourné et que je vous ai vu.

— Ma barbe et mes vêtements, dit Sutton. Mes vêtements sont en assez mauvais état.

— Je ne pense pas, dit Ferdinand, que vous ayez des bagages, monsieur Sutton ?

— Non, pas de bagages.

— Vous voulez peut-être votre petit déjeuner, monsieur Sutton. Nous le servons encore.

Sutton hésita, s’apercevant soudain qu’il avait faim. Et il se demanda un instant comment son estomac accepterait la nourriture.

— Je pourrais vous trouver un paravent, dit Ferdinand.

Sutton secoua la tête.

— Non. Je ferais mieux de faire un peu de toilette et de me raser. Faites-moi monter le petit déjeuner et de quoi me vêtir.

— Des œufs brouillés, peut-être ? Vous aimiez toujours des œufs brouillés comme petit déjeuner.

— Cela me paraît très bien, dit Sutton.

Il s’éloigna lentement de la réception et se dirigea vers l’ascenseur. Il allait fermer la porte quand il entendit une voix :

— Un instant, s’il vous plaît.

Une jeune fille arrivait en courant dans le hall, grande et mince, des cheveux de cuivre. Elle se glissa dans l’ascenseur, s’adossa à la paroi.

— Merci, dit-elle. Merci beaucoup de m’avoir attendue.

Son teint, nota Sutton, était d’une blancheur de magnolia et ses yeux d’un gris de granit avec des ombres dans leur profondeur.

Il ferma doucement la porte.

— J’ai eu plaisir à vous attendre, dit-il.

Elle eut un très léger sourire, et il ajouta :

— Je n’aime pas les chaussures. Elles serrent trop les pieds.

Il appuya brutalement sur le bouton et l’ascenseur démarra d’un coup. Les numéros des étages s’allumèrent l’un après l’autre. La cabine s’arrêta.

— C’est mon étage, dit Sutton.

La porte s’était ouverte et il était presque sorti lorsqu’elle parla :

— Monsieur…

— Oui, qu’y a-t-il ?

— Je n’ai pas voulu rire. Vraiment, vraiment pas du tout.

— Vous aviez le droit de rire, dit Sutton, et la porte se referma derrière lui.

Il resta là un moment, luttant contre une tension soudaine qui l’avait saisi comme une puissante étreinte.

Attention, se dit-il. Du calme, mon garçon. Tu es revenu chez toi. C’est ici l’endroit dont tu rêvais. Quelques pas dans le couloir et tu seras enfin chez toi. Tu tendras la main, tu tourneras le bouton, tu pousseras la porte et tout sera là… exactement comme tu te le rappelais. Ton fauteuil préféré, les fresques animées sur le mur, la petite fontaine avec les sirènes de Vénus… et les fenêtres où tu pourras t’asseoir et t’emplir les yeux du spectacle de la Terre.

Mais tu ne peux pas te laisser envahir par des émotions. Tu ne peux pas perdre la tête ni t’attendrir.

Car ce type de l’astroport t’a menti. Et les hôtels ne gardent pas des appartements en attente pendant vingt ans. Il y a quelque chose d’anormal. Je ne sais pas quoi, mais quelque chose. Quelque chose de terriblement anormal.

Il avança lentement d’un pas… puis d’un autre, luttant contre sa tension nerveuse, contre une sensation de sécheresse qui le prenait à la gorge.

L’une des fresques, il s’en souvenait, représentait un ruisseau dans une forêt, avec des oiseaux qui voletaient dans les arbres. Et aux moments les plus inattendus, l’un des oiseaux se mettait à chanter, généralement à l’aurore ou au coucher du soleil. Et le murmure de l’eau était une mélodie joyeuse qu’on restait à écouter dans son fauteuil pendant des heures.

Il savait qu’il courait, mais ne ralentit pas.

Ses doigts saisirent la poignée de la porte et la tournèrent. L’appartement était bien là… le fauteuil préféré, le murmure mélodieux de l’eau, les ébats des sirènes.

Il eut le sentiment du danger en franchissant le seuil et tenta de faire volte-face et de s’enfuir, mais trop tard. Il sentit son corps s’effondrer en avant sur le plancher.

— Johnny ! cria-t-il, et son cri gargouilla dans sa gorge. Johnny !

Dans son cerveau, une voix murmura : « Tout va bien, Ash. Nous faisons bloc. »

Et ce furent les ténèbres.